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Vers une écologie de l'usage

Guillaume MICHEL

L’hyper-spécialisation est depuis longtemps le moteur du progrès, y compris pour traiter de problématiques écologiques. Revers de la médaille, elle nous empêche d’entrevoir que le progrès technique ne nous sauvera pas sans une prise en compte aiguë du facteur humain.


Notre incapacité à sortir de la sur-expertise pour répondre à la crise écologique est aussi gigantesque que terrifiante. Il faut dire que, depuis longtemps, l’hyper-spécialisation est le moteur de notre développement. Tout, dans la société, enjoint les individus à être les meilleurs, c'est à dire à repousser sans cesse plus loin les limites de leur savoir dans leur domaine de compétence, à s’enfoncer plus avant dans l’expertise et la technicité. Au point qu’à l’heure d’affronter un enjeu aussi inédit dans l’histoire que celui de la transition écologique, notre réflexe est évidemment de nous reposer d’abord sur la promesse d’un progrès salvateur et de lendemains qui chantent, en accélérant par tous les moyens l’innovation technologique. Mais la posture n’est pas tenable, car la réalité est toujours plus complexe à mesure qu'on s'y enfonce...


L’hyper-spécialisation est aujourd'hui à la fois notre meilleur ami et notre pire ennemi. Intimement, nous commençons à percevoir que si elle nous permet de progresser de plus en plus vite dans notre compréhension du monde, elle ne nous permet pas d’améliorer la résilience de notre modèle de société, dont nous avons pourtant cruellement besoin. Elle produit des solutions nombreuses qui apportent à chaque crise une proposition de réponse, laquelle ne prend pas en considération les crises connexes ou les nouvelles crises qu'elle entraîne dans son sillage... A propos de transition énergétique, RSE-Magazine titrait ainsi récemment : "à chaque solution, un problème". Cette triste réalité, seule une approche transdisciplinaire permettrait d'en sortir mais cela, pour le moment, nous nous y refusons…


Le défi est immense, et ce problème majeur a été résumé en ces termes par Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe médiatique :

« Notre obsession de l’efficacité, de la rentabilité, de la conformité pousse à l’hyper-spécialisation dans tous les domaines. Nous ne laissons guère de place à l’imprévu et à la mise en perspective [...]. Les crises engendrent souvent une grande crispation intellectuelle. Je pense que c’est au contraire dans ces circonstances qu’il faudrait devenir radicalement nuancé et ne rien renier de la complexité des situations. »

Le grand tabou


Récemment, une cadre du secteur de la construction nous confiait cette intuition : « la technique ne fait plus rêver les maîtres d’ouvrage ». Derrière ce constat se cache une possible explication psychosociale : notre soif d’innovation technologique est immense, mais puisqu'elle est tout autant exponentielle, nous nous émerveillons de moins en moins des progrès technologiques accomplis et nous aspirons d'avantage à une autre forme de progrès qui soit, précisément, porteuse de résilience. A quoi pourrait bien nous servir de construire des tours toujours plus hautes si ce progrès-là est destructeur de vivre-ensemble à l'échelle des habitants qui y vivent ?


C’est, peut-être, une bonne nouvelle pour enfin enclencher un changement de perspective. Car si nous comprenons que la technologie est porteuse de mirages, nous pouvons sans doute finalement envisager de redonner aux bénéficiaires des projets toute leur place dans les processus de décision, en donnant une place moins centrale aux experts.


Soyons clairs : les experts sont nécessaires, fondamentalement, à toute décision éclairée. Mais nous pensons que tout ne peut pas reposer sur eux, que nous attendons trop d'eux. Ils sont souvent les premiers à en souffrir car cela les place dans des postures difficiles qu'eux-mêmes, en tant que citoyens, n'ont pas souhaitées. Car le citoyen ne peut plus, ne veut plus se contenter de cette seule parole, précisément parce que l’injonction à l’hyper-spécialisation aveugle en premier lieu les experts eux-mêmes. Cela, nombreux sont ceux qui en ont l'intuition profonde, et la désinformation et les fake-news se nourrissent aussi de cet aveuglement. Nous avons, semble-t-il, substitué à la toute-puissance du politique la toute-puissance de l’expert, dont la surexposition médiatique lui confère désormais une aura de prophète censé produire seul des solutions simples à des problèmes complexes, ce qui, bien entendu, est impossible... De la même manière que la démocratie ne peut s’accommoder de la toute-puissance du pouvoir politique, nous devrons bien envisager de mettre un frein à l'hégémonie des experts si nous voulons préserver et voir grandir notre modèle de société. Car dans ce jeu d'acteurs où chacun croit détenir la meilleure solution, la compétition demeure la règle, quand bien même ce qui est en jeu nous dépasserait tous individuellement. La maîtrise d’usage permet de répondre, au moins en partie, à ce problème ou, plus précisément, elle permet de rééquilibrer le jeu des acteurs au service du projet.


La nature comme espace d'usage ?


La notion de "maitrise d'usage" vise à placer les habitants, citoyens ou usagers au cœur du processus d'élaboration des projets, aux côtés du binôme habituel maître d'ouvrage / maître d'œuvre. C'est un concept, largement porté par les designers, qui s’étend désormais dans le champs de l’habitat, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, en lien avec des questions de gouvernance territoriale.


Nous défendons déjà l’intérêt de la maîtrise d’usage pour tous les projets de territoire : projets alimentaires, projets de développement durable, projets économiques... Mais nous pensons aussi qu’il faut aller plus loin et tenter d'étendre le concept à la sphère des opérateurs de l’aménagement et de la gestion des espaces verts et des milieux naturels : ceux qui sont sur le terrain et poussent depuis des décennies à défaire nos erreurs du passé, à renaturer les cours d’eau, à ramener de la nature en ville, à protéger la biodiversité, à développer des approches intégrées des enjeux environnementaux et agro-écologiques, à l’échelle des territoires, des bassins versants, des villes, des organisations...


C'est un univers que nous connaissons bien et depuis longtemps. Nous y avons côtoyé des personnes engagées entièrement dans leurs missions d’intérêt général pour sauver ce qui reste à sauver. Des personnes en colère parfois, des personnes qui s’épuisent aussi, lasses de devoir être toujours plus pédagogues pour expliquer leurs actions et justifier leurs choix et leurs investissements, y compris face à des habitants et des élus récalcitrants. Des personnes qui cèdent, souvent par défaut, à la surenchère d'expertise, pensant alimenter le débat par la production de contenus, mais renforçant malgré eux la méfiance populaire (pourquoi dépenser autant d'argent à produire des études, si ce n'est pour faire passer une pilule ?).


C’est ainsi que nous voyons, depuis longtemps, s’effondrer de nombreux projets de renaturation de cours d’eau ou de restauration de la continuité écologique, projets dont les clés ont été presque exclusivement confiées à des bureaux d’étude ultra-compétents, et ultra-spécialisés. Dans notre expérience, ces bureaux d’étude rejettent en général la faute sur les politiques ("la concertation, c'est votre boulot"), et les politiques, eux, s’en prennent volontiers aux bureaux d’étude ("à vous de produire des éléments techniques convaincants"). Dans ce jeu du chat et de la souris, la réalité est qu’il manque depuis toujours un intervenant résolument central : le citoyen. Or, ce dernier a beau être écolo-compatible, il arrive dans les projets avec son vécu, ses intérêts propres, ses valeurs, son attachement au patrimoine, son histoire, sa conception du progrès, ses contraintes familiales, bref : autant de problématiques qui sont tout sauf techniques.


De ce point de vue, pousser pour le développement de la maîtrise d’usage dans le monde de l'écologie ne nous semble pas être une douce utopie, mais une nécessité absolue, un levier d’efficience pour enfin voir aboutir tous ces projets. Ce n'est pas une recette miracle et il ne faudrait surtout pas tomber dans l'excès inverse, c'est à dire mettre "l'expert d'usage", comme on dit, sur un piédestal. Mais c'est une démarche de progrès, visant à mieux répartir la prise de décision et à faire en sorte que l'intelligence collective et citoyenne s'alimente du savoir des experts, et que le politique joue son rôle plus facilement en ayant un pied dans chacun de ces deux mondes.


Il est temps, en effet, de regarder derrière nous et de constater les échecs trop nombreux des politiques environnementales, malgré des budgets parfois conséquents. Si l'argent est là, que le politique est là, que les experts garantissent la réussite technique et que malgré tout, ça coince, c'est peut-être que nous n'avons pas su nous y prendre. Au fait : de l'argent, il y en a de moins en moins ; les politiques se crispent en même temps que la société se raidit ; et les experts se tapent dessus car des enjeux contradictoires apparaissent à mesure que l'on prend conscience de la complexité profonde des sujets... Alors n'attendons pas trop.

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